Pour qui sonne...

Aucun homme, sous un ciel de bassin ou de lait sale ou de tourments de Bible n’oublie ce qu’il faudra bien rendre ce jour, dans sa gorge de jour.

Non plus sous un ciel de bloc et de bleu ou sous un voile de blême

et chacun, malgré leur poids de peu, dans leurs tiédeurs de recoin, en garde présence à valeur et densité de gemme vive.

Car il faudra bien rendre le petit noyau à coque resucée et cousu dans la doublure, la prunelle de bille de la peluche aux souvenirs de caresses et d’outrages, ou la montre aux aiguilles de sel du papa. Rendre aussi l’élytre à couleur liquide et à séduction de pétrole et de promesse, la molaire de lait et de sang, ou la vertèbre d’un petit rien, frère de fin sous les feuilles, ou encore n’importe quel petit chacun à face de mémoire et de chair qu’il faudra déposer au creux de la grande paume sans sillons de destins, et qui attend.

Aucun homme, ni femme, ni petit de toute engeance et de tout ramage, à l’heure venue de la culbute astrale, sous l’œil chauve d’une nuit de faisceau ou sous le vol chuchoté des huants mangeurs de leurs ombres dociles avant la chasse pour masquer leur projet de grande faim déployée…

Le silence est sursis et nos jours sous le numéro, comme nos pas nus sur les éclats de nos rêves effeuillés…

Pour qui sonnent les échos glabres à la ronde des villages et de nos ouïrs à larges courbes de rêts et de lasso, à toute heure et à grande portée de guet, et aux orbes compagnes des milans concentriques ? Comme une mélodie de mémoire et de miroir, un chant du commun aux heures et aux sons de pierres tombées, dans les virgules dérochées des choucas aux cris de craie, d’inquiétudes et d’ardoise.

Pour qui sonne… ?

Il nous fige, comme un fol abrupt sous le pas et sous le soudain et nous sèche et nous fond à cœur de gouffre et de dedans.

Ritournelle de bronze à tessiture courte, mélodie de rien qui se retient mais déflagre et dépose en scanses rayées ou bégayées sur nos crêtes de peau … le refrain des confins… celui qu’ils appellent le murmure-venant.

C’est le glas ! De glace sous les rais et sous les ardeurs.

Le glas des brûlures aux rebonds des verglas qui courent sur les os des saisis et clouent les hagards sur les plaques de vent.

C’est le chant qui retranche et qui sept fois, ou plus, ou moins peut-être, égrène ses notes de fer de pioche en guirlandes de serpent à reflets de bitume frais et en courbes de son long muscle trempé de terre de mare autour du corps de gravité de la famille d’en face de la rivière sans refrain. 

Corps retranché de la vieille aux doigtés de veillées et d’effleurées sur les duvets de nuque ou les fils de cils des petits à peaux de lait.

Corps retranché du père et de sa main à cartographie de veines et de nœuds, mais aux doigts si fins, glisseurs d’étoiles de pétales sous les oreillers d’une pente de nuit triste.

Ou corps retranché au regard de mie ou de brioche doucement levée sous l’étuve, ou de gâteau du dimanche quand le froid et le monde s’incurvent de pousser à la porte et aux volets … quand la mère déserte…ou presque corps du chien d’ombre et de fêtes, mort dans son lien de nœuds et de regards de quêtes et qui creuse son vide comme on creuse son trou.

C’est le glas qui chante ses notes de clous et de limaille à figures de constellations et abrase les vœux de propice de la famille d’en face de cette rivière qui siffle en bouche froide la béance et la partition de la défaite sous le défunt.

C’est qu’une ombre est passée au matin, sur toutes chacunières et sous le grand bras de combat, fraîchissant les alcôves et les jeux de dînette sous l’éclipse, flageolant les postures et les rôles, cherchant aire de pause et de « c’est moi et c’est-ainsi », nous laissant agrippés à son sillage froid et au soulagement de l’esquive et du bon sort, et susurrant nos prières dénudées à sèves de bouquets d’albas et de gratulas aux pieds du bon Dieu qui recouvre rouge aux joues et charnure et raisons de missions, comme à chaque retour de frayeur.

Alors, on se silhouette derrière les sureaux noirs… tout en boule dans son propre regard posé sur leur petite maison qui brille comme une pierre que la terre boit et s’amenuise comme en son kyste de jais et de douleur sur la grande plaine du passage, sous les souffles et sous les cantiques. Et le lit en pilotis ! Catafalque sous le bloc ! Et les auras ! En butée et en buées sur les vitres étranglées et fentes et qui nous fixent. Jusque dans l’ivoire du cœur. Même les murs, pourtant de socles et de siècles fondent lentement d’affaissement malgré leurs recours de forteresse.

Et l’on passe au pont, à pas de peur, sous le chant liquide, pour déposer les hommages et les mots à vertu de baume et soulager les voisins de miroir de quelques larmes que l’on remportera en coupelles sous la langue.

Mais l’on n’ose, car parfois, le geste et le désir effleurent à peine le courage. Et l’on reste coi et clos sur la zone du seuil, comme à l’arrêt et en dos rond de pierres arasées.

Jamais on n’avait senti seuil si trempé !

Si… une fois peut-être… une fois pour sûr… quand on avait jeté tout son corps qui fut d’un coup bien plus ample que soit pour sauver le chat-chéri, jeté blessé et mourant dans la mare, et les larmes en débordèrent les marais, et le seuil de la vie jamais n’en sécha, et toujours pas, sous peine de sale revirement.

Et pour le mouton aussi, peut-être, coincé au gué de crue et de noyade. Et qui la vit venir. Car la mort du mouton, c’est toutes les morts.

Alors on repasse au pont de la rivière au chant liquide sans fin ni refrain, dans un air épaissis de suint et de suie, pas encore sous le minuit mais dans le soulagement et la honte de fuir… sous le poids… demain… sous le poids trempé du seuil qui vous gagne les os des jambes comme une contagion de braise d’eau. Avec la soudaine conscience que nous n’avons jamais franchi le seuil, que nous ne sommes que seuil… jusqu’à l’empire-venant de la limite et de sa loi.

Puis l’on se hâte avant la lune noire. Seul ou sous la famille, mais chacun sur l’os de son soi, sous le nœud de force et en sa tanière de signes clos. Et la soupe est lourde au bol, comme une flaque de plomb, et le pain vous pique jusque derrière les yeux. Et puis on s’élonge sous la chape de se taire et sous le murmure s’en revenant la nuit sur les espérances du repos, pesantes comme une tâche aux yeux béats, comme ricochets sans fin une fois la pierre lancée. Et l’on se dit la bonne nuit, mais le « ma chérie » ne sort pas, terré sur chaque face du vertige. Bonne nuit… mais le « mon amour » non plus, atterré aux succions du vide.

Et l’on se voit en flottaison blême vers l’île aux cyprès noirs de totem, et leurs racinaires d’élégance et de verticalité attachés à ne remuer ni la terre des repos, ni les ossuaires des identités perdues, ni les formes longues avec nœuds de cœur des familles remuées par toutes humeurs de temps, mais réunies par la terre qui appelle.

Et l’on se glisse dans son grand lit de peines avec mêmes draps pour cuisses offertes aux râles des secousses et des joies, et ouvertes et larges de marée au sang du nouveau, du petit chéri et de la dynastie.

Mêmes draps au sceau des macules pour les couvades, et les veilles des dernières solitudes, et les peurs qui tournent en bouche comme une mauvaise pâte et offrent ses vapeurs de mercure aux muqueuses sous les replis et qui divaguent et tumultent les chacunes verticalités. Car ça rougeoie sous le flottant ! Et ça œuvre dans la chimie acérée des corps et ça brusque les esprits en pulsation de pieuvre avant le miracle d’un nouveau tout petit matin précoce à tisser le sourire du jour malgré cette fatigue de veille remuée, malgré le chant des lunes sous le linge et les brumes de culs lourds, avec toute la hante des hautes hantises de la ritournelle de bronze.

Une nuit sous le faisceau, quoi ! Un nouveau petit matin qui timide et baigne dans les clairs soulagements des notes oubliées, mais avec les bémols cachés du presque.

Pour qui sonne… ?

Et au lendemain, l’on empaume le creux des éreintés d’un pas même-lent sur les marches de marbre et le sentier des psaumes, genoux bas sur la pierre polie et dos en lignes de faux et gestes de croix étouffés, à l’ongle tracé sur les fronts blancs et les torses sous étoffes.

Et l’on fait giron sous le rappel, corps et noyau sous les châles et les couleurs de circonstance, sous les joues humides et frottées, sous les baisers et tous les signes du rituel et les murmures en chants exhaussés et trempés, sous la ligne des bras en arcs de douceur, et l’on mesure la peine et l’on mesure sa chance, et l’on serre ses larmes face aux crues de chagrin, et l’on s’effraie, se choque un peu des poussées de douleur qui incisent en rictus de laideur sur les faces, en rus et en ravines au cerne droit pour toujours, et en cerne à senestre, comme les larmiers mauves à jamais des meurtris et des cerfs.

Pour qui sonne… ?

…la glas du chien, du chat de toujours, des amis à partage de nervures, des familles à grands bras de filet et à ventre de bouillotte.

Pour qui sonne le glas de l’indigne, ou du nacré à sourire et façade de fortune ?

Pour qui sonne le glas du marcheur de loin, du grouillement des imaginés ou du terré de l’île?

Car la mort de l’ignoré, c’est toutes les morts…

Mais pour qui sonne ?... comme un œil…

N’envoie jamais demander

car c’est pour toi qu’il sonne.

Hommage à John Donne, méditation XVII